8

Si absolus étaient le silence et les ténèbres que même lorsqu'il les perçut à nouveau, son cœur se refusa à admettre qu'il était conscient.

Conscient. Ce terme semblait bien ironique, pour qualifier l'état où il se trouvait. Il faisait si noir qu'il ne distinguait pas ses membres. Il ne voyait pas les parties les plus immédiates de son propre corps : ni ses épaules ni son torse. Il ne savait même pas s'il était debout ou couché. Aucune sensation de sol sous ses pieds ; seulement la certitude qu'il avait cessé de tomber ou de flotter.

Ses yeux. Il savait qu'ils étaient ouverts. Il sentait le minuscule mécanisme par lequel ses paupières s'ouvraient et se fermaient. Quand ses yeux étaient fermés, il se sentait protégé. Pas quand ils étaient ouverts. En dehors de cette sensation, il n'y avait aucune différence. L'obscurité se plaquait contre la surface de ses yeux et s'il ne s'était pas senti si étrangement détendu, il aurait hurlé de terreur, suffoqué par l'absence de lumière. Il se demanda pourquoi il était si certain que ses yeux étaient encore capables de voir ; comment, sans en savoir plus, il pouvait distinguer dans son cœur les ténèbres extérieures où il se trouvait des ténèbres intérieures qu'était la cécité. Sa main se dirigea vers l'amulette qu'il portait, l'œil Oudjat d'Horus, sacrifié dans un combat divin contre Seth et racheté pour l'homme. Puis sa main s'immobilisa. Il n'était pas sûr que ce fût sa main, et non autre chose.

Plus tard, bien qu'il n'eût aucune notion du temps écoulé ni même d'être resté conscient en permanence, il commença à sentir ses bras et ses jambes, ses doigts et ses orteils par les canaux de son corps. Il découvrit qu'il pouvait à nouveau les mouvoir, les étendre. Il s'aperçut qu'il pouvait déplacer ses bras en les allongeant sur toute leur longueur. Pour les jambes, la chose était plus difficile. Il replia la gauche vers le haut, mais ne put bouger la droite. Il abaissa sa jambe gauche et répéta l'expérience en tentant de plier la jambe droite. L'effet fut le même.

Il tâta son corps à l'aide de ses mains. Il était bien là. Il avait une forme. Le cours du temps était marqué par les étapes successives de son expérience. Il sentit la texture de son pagne. Ses sens se jouèrent alors de lui en le retournant, en le renversant mille fois. Il tourbillonnait et tournoyait telle une feuille au vent. La sensation étant agréable, il s'y abandonna, mais en même temps une partie de son esprit, très lointaine et à peine identifiée, regrettait de ne pas avoir eu le temps d'achever l'expérience, de tendre la main vers le bas pour tenter de sentir sur quoi il était debout. À supposer qu'il eût été debout. Et debout sur quelque chose. Alors doucement il s'immobilisa. Dans une autre position. Mais laquelle ?

Il s'accrochait à une seule pensée : il était dans son corps. Il se demanda s'il devait réfléchir à son passé, et s'y essaya, mais l'effort paraissait insurmontable, en dépit de l'affolement qui s'emparait de lui à l'idée qu'il l'avait oublié. Il n'osait même pas se dire son nom en lui-même, car ils pouvaient entendre les mots informulés, et s'ils écoutaient, s'ils apprenaient son nom, leur pouvoir sur lui serait absolu.

Aussi son cœur se dit-il son nom au plus profond de sa propre forteresse, où nul ne pouvait pénétrer : Huy.

Il était forcément vivant. S'il avait péri, les Huit Éléments qui composaient son être se seraient dispersés. Il dressa à nouveau l'inventaire de lui-même, plus rigoureusement cette fois mais toujours sans hâte, tissant dans le brouillard velouté comme dans un labyrinthe pour former des pensées. Il était conscient de son khat, son corps ; puisqu'il était capable de penser, il utilisait son khout. Il connaissait son ren, son nom, car son ab, son cœur, l'avait prononcé. Mais quant aux autres Éléments, ceux qui n'avaient pas de contrepartie dans la vie, il ne pouvait les ressentir en lui-même. Étaient-ils là, dans l'obscurité ? Son ka, son khaibit[14], son ba, son sahou[15] seraient-ils désunis ? Les morts gardaient-ils le moindre souvenir de leur existence ? Il se serait sans doute souvenu de la préparation pour la tombe. Son ka ne lui serait-il pas apparu pour le prendre par la main et abolir la douleur tandis qu'on desséchait son corps au natron, qu'on l'ensevelissait dans les sables blancs ? Et même avant cela, ne se serait-il pas rappelé l'extraction de ses parties putrescibles, le cerveau, le cœur physique, les entrailles – le foie, les reins, la vessie, les intestins ? N'aurait-il pas senti la souffrance infligée par les lames en silex des embaumeurs au moment où ceux-ci pratiquaient les incisions abdominales, puis éprouvé une douce et apaisante torture quand ses parties corruptibles – une fois rendues suffisamment molles par la décomposition – auraient été extraites par les longs crochets minces pour être elles-mêmes séchées dans du natron, déposées dans les vases des Fils d'Horus, puis enfin remplacées par un garnissage de lin doux ou de résine propre qui préserverait sa forme ? Qu'était cette enveloppe qu'il habitait à cet instant, sinon le corps qu'il connaissait ?

Qui se serait occupé de lui ? Qui aurait payé les embaumeurs ? Il était seul au monde. Sa propre tombe était abandonnée à moitié finie, là-bas, dans la cité de l'Horizon. Déjà le sable devait s'y engouffrer, déjà les souris devaient y avoir élu domicile. Quelqu'un avait-il fait part de sa mort à Aahmès ? Qui apporterait de la nourriture à son ka ? Un douloureux sentiment de pitié pour son propre sort le ravagea.

Puis il se demanda s'il pouvait produire un son.

Il osait à peine briser le silence. Une nouvelle pensée se formait laborieusement dans le brouillard qui ouatait et obstruait doucement son cœur : et si le son le trahissait ? Ce silence était-il de ceux que l'on brise ? Ne s'y trouvait-il pas des créatures aveuglées elles aussi par les ténèbres, mais mieux accoutumées, capables de trouver d'instinct leur chemin jusqu'à lui, guidées par le son ?

Rassemblant tout son courage pour émettre un son, qui à défaut d'autre chose romprait son sentiment de solitude, il buta sur une autre idée : pour produire un son, il fallait être capable de respirer. La panique le saisit à nouveau. Avait-il, un seul instant, été conscient de l'acte de respirer depuis sa chute ? C'était encore une pensée qu'il osait à peine affronter, car s'il ne respirait pas, c'est qu'il était mort. Son cœur, pris dans les doux rets de l'obscurité, était non pas impuissant à produire des pensées mais en butte à une écrasante lassitude. Quelle importance cela avait-il, s'il respirait ou non ?

Mais il ouvrit la bouche et, au long d'une distance qui lui parut incommensurable, un message lui parvint du centre de son corps que l'air allait et venait, allait et venait. Il décida de s'éclaircir la gorge.

Il le fit avant d'y réfléchir davantage, sans permettre à la peur de s'insinuer en lui et de l'en empêcher. Pourtant il ne produisit aucun son, hormis un claquement de langue étouffé quand l'air remonta dans sa bouche. Cela suffit à le faire se recroqueviller sur lui-même, tous ses sens en alerte. Ils pouvaient avoir entendu cela, oui, même cela. Cela avait, après tout, été un bruit.

Mais s'ils possédaient des sens si aigus, comment n'étaient-ils pas à même de le sentir, s'il existait encore en tant que Huy, en tant qu'individu ? Il avait conscience de sa propre odeur, celle de la sueur générée par la peur.

À nouveau cette mollesse. Cette lassitude. Pouvaient-elles l'emporter sur l'urgence de la peur ?

Dans quelle position se trouvait-il ? Il n'était pas mal à l'aise, pas ankylosé. Mais pour une raison quelconque, il ne voulait pas s'étirer – craignant ce qu'il pourrait toucher, peut-être, s'il essayait. Il attendrait. Que pouvait-il faire d'autre ?

Mais il n'y avait pas de temps pour l'attente. Survenaient d'autres sensations. Outre l'obscurité et le silence, désormais ressentis et acceptés telles des contraintes externes, il y avait la température. Ce fut seulement au moment où il eut une impression de froid, et discerna que celui-ci provenait d'une direction précise, qu'il se rendit compte qu'avant il avait chaud. Que signifiait ce froid ? À peine son cœur se posait-il ces questions qu'il les rejetait, épuisé. Pourquoi se tourmentait-il par ces interrogations futiles ? Pourquoi ne pas se résigner et céder ? Sommeil.

Ce dont il prit conscience ensuite, quoique au bout de quel laps de temps, il n'aurait su le dire, car son cœur embrumé refusait de formuler continuellement des pensées, ce fut d'une odeur, distincte de lui. L'air était encore froid, ce froid provenait d'un lieu situé, pour autant qu'il pût le déterminer, dans la direction vers laquelle pointaient ses pieds. L'odeur, faible au début, était difficile à identifier, en dehors de l'idée qu'elle était déplaisante. Elle émanait de la même direction que le froid. C'était l'odeur du poisson pourri et du soufre.

Pris d'un haut-le-cœur, Huy s'éloigna en roulant sur lui-même, repoussa le sol de ses talons, sentit des pierres aux arêtes vives sur son dos et se cogna la tête contre une surface raboteuse et inégale derrière lui.

Soudain les ténèbres avaient une dimension. Il était quelque part. Il était dans une grotte ! Cela voulait-il dire qu'il était encore au monde ? Pris de vertige, il luttait pour retrouver un peu la compréhension, sinon le contrôle, des événements. Mais sa raison lui échappait alors qu'il allait la saisir. Il devait se contenter de s'accrocher à l'impression qu'elle était là, quelque part, à un pas devant lui. Il sentit un liquide dans sa bouche ; aussitôt le temps reprit un cours elliptique, puis ne suivit plus de cours du tout ; le temps lui-même, tourbillonnant et tournoyant telle une feuille au vent. Huy n'avait pas conscience de ténèbres ou de silence ; ils s'étaient fragmentés, envahis par des couleurs brouillées et des sons noyés. Jaune, orange, marron, chaque couleur au contour flamboyant se fondait avec la suivante et absorbait l'univers entier ; et, s'y mêlant, un hurlement de trompettes qui n'étaient pas des trompettes, et des bribes de discours qui avaient un sens lorsqu'on écoutait, et plus aucun lorsqu'on essayait de se les remémorer juste après. Avait-il perdu cette faculté ? La compréhension est la mémoire immédiate.

Pourtant si, il se rappelait, et il tremblait à l'idée de ce qui l'attendait. La traversée des douze antichambres de ténèbres vers le Jugement final. La Pesée du Cœur. Mais Thot était clément. Pas un cœur n'était jeté en pâture à Ammit, la bête. Les quarante-deux Juges ne condamnaient jamais. « Ô mon cœur ! Ne te lève pas comme témoin contre moi ! » chuchota-t-il, cherchant à tâtons le scarabée que les embaumeurs avaient dû placer sur son cœur, retenu par les bandelettes qui l'enveloppaient, pour l'empêcher de trahir ses péchés.

Le scarabée n'y était pas ! La tête vidée par la panique, il fouilla dans les bandelettes. D'où venaient-elles ? se demanda-t-il confusément. Une éternité plus tôt, il avait été incapable de se remémorer le processus de sa mort. Et voilà qu'il se trouvait emmailloté comme une momie, il sentait les bandelettes, unique réalité dans cette folie hurlante où des forces qu'il ne pouvait identifier le tiraient, le poussaient, le projetaient, tandis que, dans un flamboiement de couleurs, la brutale cacophonie culminait en un cri interminable. Quelque chose déchirait une partie de lui – ses mains – sous des centaines de griffes acérées, ou était-ce des dents ? Quelque chose lui enfonçait les mains dans l'humidité tiède d'une bouche, et des crocs se refermaient autour de ses poignets.

Dans un sursaut en arrière instinctif et violent, Huy se contorsionna pour se dégager, saisi d'un effroi qui annihilait toute autre sensation. Il tomba lourdement, éprouva dans sa chute une autre sorte de douleur, aiguë mais identifiable. Quelque chose de coupant pénétrait dans sa poitrine, mais pénétrait aussi dans sa conscience en proie au trouble. Il secoua la tête et perçut d'autres sons, eux aussi familiers, qu'il s'efforça de reconnaître. Des voix. Il ne distinguait pas le sens des paroles qu'elles prononçaient, mais il avait la certitude que c'étaient des voix. Il ouvrit les yeux. Au lieu de l'obscurité, une lumière grise y pénétra. Il n'arrivait pas à concentrer son regard. Une fois de plus il prit conscience de son corps, dont aucune partie ne touchait terre. Mais il ne flottait pas. On le portait. On l'avait soulevé du sol et on l'emportait quelque part. La lumière grise se fit plus claire, plus jaune sans être vive. C'était donc le soir ? Ou l'aube ? Ces périodes du jour rentraient dans le domaine du possible.

Il savait que sa poitrine saignait et il savait pourquoi. Il était tombé sur l'angle de son amulette en bronze, son œil Oudjat. Il sentait la légère pression de la chaîne contre son cou. Tandis que son cœur recouvrait péniblement la faculté de penser, Huy eut un sourire intérieur. Il serait malade comme un chien quand il retrouverait ses sens, quand l'effet de la drogue se serait dissipé. Mais son œil Oudjat avait rempli son rôle : il l'avait protégé, en l'éveillant à temps pour qu'il comprenne ce qui lui arrivait. Il restait aussi inerte que possible. Et maintenant, où le conduisaient-ils ? L'abandonneraient-ils au bord du Fleuve, comme ils l'avaient fait d'Amotjou ? Ou avaient-ils d'autres projets ?

La cité de l'horizon
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